Συνέντευξη του γλωσσολόγου επίτημου καθηγητή κ. Jacques Cortès, προέδρου του Γαλλόφωνου διαπανεπιστημιακού δικτύου GERFLINT και πρωτεργάτη στον τομέα Επαφής των Γλωσσών και των πολιτισμών, την οποία έδωσε στην παραγωγό του starwalkersradio κα Ρέα Μουμτζίδου
Questionnaire proposé à Jacques Cortès par Rea Moumtzidou
Sylvains les Moulins, le 5 février 2012
Rea Moumtzidou
Quel est le profil du professeur, du directeur du réseau Gerflint, de l’homme ? Je pense notamment à votre action en faveur de la défense des langues et des cultures en général, de la langue et des cultures francophones en particulier ?
Jacques Cortès
Parler de soi est un exercice périlleux. Je lisais dernièrement le livre autobiographique (Mes Démons, Stock, 2008) d’Edgar Morin, et il posait, pour ce type de discours, la question de la sincérité. Il est, en effet, presque impossible « d’éviter l’égocentrisme » parce qu’on s’expose à « l’auto-statufication » même quand on joue modestement sur « l’anti-statufication », cette modestie stratégique n’étant bien souvent qu’un camouflage ingénieux pour accroître son mérite. Comme le dit Morin, nul n’est à l’abri du mensonge aux autres, et encore moins du mensonge à soi-même. Je m’en tiendrai donc, concernant mon profil, à quelques faits simples et vérifiables. J’ai 76 ans et une santé plutôt bonne. A l’origine instituteur après une formation à l’Ecole Normale de Constantine (ville où je suis né), j’ai enseigné dans le primaire, puis dans le secondaire, puis à l’étranger pendant 10 ans (Japon, Maroc et Zaïre), puis dans le Supérieur en France à partir de 1973 (Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud et Université de Rouen). Je me suis formé scientifiquement de façon très autodidactique, donc par la lecture et l’écriture, mais aussi par le métier de professeur que j’ai exercé avec passion à tous les échelons universitaires et sous toutes les latitudes (Europe, Asie, Afrique, Etats-Unis). Bien entendu, j’ai obtenu en solo toutes les peaux d’âne possibles situées, après le baccalauréat, entre la licence et une thèse de doctorat d’état que j’ai soutenue en 1976 sous la direction d’André Martinet et de Jean Gagnepain. Mes travaux, sous leur autorité, ont concerné la syntaxe – tout particulièrement la détermination en français et l’adjectif - mais aussi l’établissement d’une Grammaire Fonctionnelle du français dans le cadre d’une équipe de l’Université Paris V Sorbonne dirigée par Martinet.
Mais ce qu’il faut observer, c’est que j’ai été très tôt concerné par la diffusion internationale du français. Je ne parlerai pas ici de mes publications mais simplement des fonctions que j’ai exercées pour la défense de la francophonie :
Instituteur puis professeur de collège à Constantine (Algérie ;)
Professeur délégué rectoral au Lycée Félix le Dantec de Lannion, en Bretagne ;
Professeur détaché à l’Athénée Français de Tokyo (Japon) et chargé de cours à l’Université Chuo ;
Maître de Conférences à l’université de Rabat (Maroc), en 1971-1972.
Expert des Nations Unies (UNESCO) et Professeur ordinaire en poste à l’Université de Kinshasa, Zaïre, en 1972-1973.
Directeur du Centre de Recherches et d’Etudes pour la Diffusion du Français(CREDIF) à l’Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud, de 1973 à 1986. C’est dans ces fonctions que j’ai obtenu le grade de professeur des universités en février 1983.
Directeur du French American Institute For International Studies (FAIIS) de 1986 à 1989 et création à Houston, Texas, de la revue Pages d’Ecritures.
Professeur à l’Université de Rouen où j’ai implanté, à la demande de Jean-Baptiste Marcellesi (directeur du Département des Sciences du Langage et de la Communication) les formations universitaires légales de français langue étrangère (licence, maîtrise, DEA et Doctorat).
Président fondateur, avec quelques disciples, du Groupe d’Etudes et de Recherches pour le Français Langue INTernationale (GERFLINT) à partir de 1998-1999, organisme dont je suis toujours le Président après 14 années d’existence, et qui diffuse aujourd’hui 34 revues dans le monde entier. Je précise simplement que le GERFLINT (dont le Président d’Honneur est Edgar Morin) est rattaché à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme de Paris et qu’il est soutenu par différentes administrations françaises du plus haut niveau, et notamment par la Direction des Relations Européennes, Internationales et de Coopération, DREIC)du Ministère de l’Education Nationale.
R. M.
Diriger comme vous le faites un réseau international cela veut dire se situer de plain pied dans la diversité et dans la pluralité de la communication. Et pourtant ce qui nous a toujours impressionnés ce sont les moyens de le faire: par l’amitié, le sentiment de famille et une vision humanitaire qui évoquent souvent la culture des idées helléniques. Qu’est-ce que l’humanisme représente aujourd’hui pour l’Europe ?
J.C
L’Europe en général – pour ne pas dire le monde entier – a connu un XXème siècle particulièrement épouvantable. Les guerres mondiales ont fait des millions de morts et la barbarie a pris rapidement le visage de théories totalitaires d’une incroyable inhumanité. Que de massacres au nom de ces immondes systèmes révolutionnaires défendus (même en France, hélas !) par des penseurs qu’on admirait et dont on découvre avec ahurissement les limites et erreurs de jugement les plus aberrantes. Je ne citerai pas de noms, mais, au-delà des symboles d’horreur absolue que furent les modèles canoniques du XXème siècle, pensons à des personnalités très proches de nous qui ont naïvement cautionné et même revendiqué les procès truqués, les exécutions et tueries les plus abjectes en raison d’un principe philosophique particulièrement prisé par les partisans de l’historisme disant que « l’on ne peut faire d’omelette sans casser des œufs ». L’homme révolté (relisons Camus), lorsqu’il parvient à s’emparer du pouvoir, devient volontiers juge du droit de vivre ou de mourir de ses contemporains. La terreur est toujours l’aboutissement d’une révolution et d’une libération que l’on croit réussies et qui débouchent sur tout autre chose que ce que l’on espérait.
Quelques constats triviaux : la planète marche aujourd’hui sur la tête, le travail n’est plus une valeur vraiment reconnue, l’idée de profit pourrit tout, les pays s’endettent massivement, la finance spéculative régit le monde, les gouvernements deviennent des marionnettes aux ordres d’instances de notation privées qui poussent à la faillite des nations entières, lesquelles, par le jeu dit du domino, contaminent les pays voisins et ainsi de suite. On vit donc dans la crainte permanente d’une catastrophe à venir. Pour se rassurer, beaucoup se réfugient alors dans la foi. Puisque l’Homme est incapable de trouver la Voie c’est parce qu’il oublie Dieu. Inquiétude nouvelle pour la paix du monde, car, avec la religion, c’est aussi le fanatisme qui menace. Et le cycle infernal des guerres saintes (croisades ou Jihad), de l’affrontement des cultures, du « choc des civilisations » (selon Samuel T. Huntington) se remet en route, plus vivace que jamais car on ne peut avoir tort de tuer quand on est sous la bannière du créateur suprême et qu’on se fait l’interprète zélé de ce que l’on pré »sente comme ses désirs.
Pardonnez tous ces lieux communs continuellement répétés par tous les médias, et venons-en au GERFLINT. Avec naïveté certainement, nous essayons de créer un réseau où il fait encore bon vivre, travailler et construire ensemble un cosmos de paix, d’humanisme et de bonne entente. Je ne suis ni assez savant, ni assez informé pour vous dire, comme vous me le demandez, ce que l’humanisme représente aujourd’hui pour l’Europe. Ce que je sais, c’est que dans le domaine qui est le mien, et que je partage sans doute avec des centaines de milliers de collègues, tout autour de la planète Terre, j’essaye de donner une petite chance à cette grande idée de Morin qu’est la « Terre-Patrie ». J’ai l’impression que ce message d’amour, d’amitié et de solidarité est entendu et que nous progressons, en tâtonnant beaucoup, dans la bonne Voie. Vous avez raison de parler, au GERFLINT, de la création d’une vraie Famille, terme qui n’exclut pas la possibilité de désaccords et de controverses diverses, loin s’en faut. Ce qui compte, c’est la possibilité de discuter de tout et de confronter les points de vue les plus divers avec ce qu’il faut de recul pour ne plus tomber dans le fanatisme.
Cela ne fait pas de nous une nouvelle secte illuminée mais plutôt une abbaye de Thélème comparable à celle que proposait déjà Rabelais en 1534 dans le Gargantua. Il s’agit d’évidence d’une utopie (la naïveté a tout de même ses limites), mais il y a des utopies qui parviennent à se réaliser avec le temps, et de toute façon il vaut mieux parier sur l’irréel quand la réalité ne répond pas du tout à nos attentes, que se réfugier dans des abstractions repoussant les problèmes humains dans un au-delà rêvé parfaitement inaccessible. Pour changer le monde, il faut commencer par quelque chose qui soit à notre portée. Nous pensons que le GERFLINT est déjà plus qu’une expérience heureuse puisqu’elle a donné et donne toujours des résultats que je crois concrets et convaincants. Tentons de maintenir le cap car, comme disait Aragon chanté par Brassens « rien n’est jamais acquis à l’homme, ni sa force ni sa faiblesse, ni son cœur ». Je crois tout de même encore que l’amitié internationale est possible, et au GERFLINT, on travaille dans ce sens-là. Puisse l’avenir ne pas nous décevoir !
R.M
Qu’est-ce que pour vous culture et langue? Que représentent ces deux domaines pour le développement de l’être humain et où en sommes-nous aujourd’hui en Europe avec ces deux idéaux ?
J.C.
Mon ami et collègue, Robert Galisson, éminent didacticien des langues, a proposé le mot composé langue-culture, en 1985, pour bien marquer le fait qu’il y a là deux substantifs intrinsèquement liées, constituant un synthème ou unité syntaxique dans la terminologie de Martinet. Il n’y a pas de langue naturelle, forgée historiquement par des milliards d’énonciations, sans une culture qui donne sens et valeurs (au pluriel bien sûr) à chacun des milliards d’énoncés que la langue continue de produire quand elle reste en vie par la parole et par l’écriture.
La première éducation que reçoit un humain, c’est dans les valeurs véhiculées par sa langue maternelle qu’elle s’élabore progressivement. Certains linguistes du XXème siècle ont mis les mots (donc la langue) avant la pensée comme Damourette et Pichon ; d’autres, comme Ferdinand Brunot, ont pris le cheminement inverse en allant de la pensée à la langue. Mais ce qui reste, au bout du compte, si l’on postule que la pensée est la source de toute culture, c’est qu’il n’y a pas de langue sans culture et inversement, pas de culture possible sans une langue pour l’exprimer.
Ce simple fait montre que la plus grande richesse de l’humanité, du point de vue culturel, c’est la diversité des langues (environ 5000 nous disent les spécialistes) qui servent de lien sacré, ineffaçable, vital entre les membres des communautés multiples disséminées sur la planète.
Vouloir faire parler à toutes ces communautés une langue unique est un mythe très ancien (celui de la fameuse Tour de Babel) qui revient périodiquement sur le tapis. On considère, en effet, que la multiplicité des langues serait une punition de Dieu pour punir l’arrogance humaine. Quelle sottise ! On pourrait dire exactement le contraire et postuler que Dieu, en multipliant les langues, a surtout voulu rendre sa créature moins bornée, moins pontifiante, solennelle, pédante et sentencieuse. Mais laissons ces hypothèses en l’état et disons plus simplement que les langues sont diverses parce que les modes et conditions de vie, donc les cultures qui vont avec, sont également diverses à l’infini. Si tous les hommes avaient la même langue cela signifierait qu’ils auraient la même vision du monde, ce qui serait une absurdité. La planète, alors, présenterait un état spirituel, intellectuel et affectif proche de celui d’un robot supérieur formaté selon des principes de militance faciles à concevoir (celui des jeunesses hitlériennes pour prendre un simple exemple). C’est là, sans rire, une conception des langues et des cultures très voisine de celle que nous proposent – avec l’assentiment de savants uniquement soucieux de leur notoriété personnelle - nos économistes et nos politiciens de métier contemporains.
Un économiste, comme son nom l’indique, est un individu qui veut obtenir le meilleur résultat au moindre coût possible. Il considère donc comme nécessaire de supprimer ce qu’il estime superflu, pléonastique, dispendieux, inutile et même dangereux. Pour lui, la charge la plus imbécile pesant sur le budget d’un Etat, c’est la pluralité des langues et des cultures car elle entraîne des dépenses considérables du point de vue éducatif mais aussi du point de vue des nécessités de traduction et d’interprétation qui sont la conséquence de ces obstacles à la communication entre humains appartenant à des communautés différentes. La conclusion qu’il tire de ces faits est qu’il faut réaliser le vieux rêve des partisans de l’Esperanto et du Volapuk, à savoir (pour faire vite) considérer l’anglo-américain comme la langue véhiculaire - ou lingua franca déjà disponible - de toute la planète, et limiter la fonction communicative de toutes les autres langues aux seuls échanges vernaculaires, donc à la veillée des chaumières ou au Café du Commerce.
Quant au politique, sa stratégie est claire : pour des raisons d’efficacité, il veut obliger tout individu, quelle que soit sa situation dans le monde, à parler l’anglais. Cette exigence appliquée à la lettre, donne aux anglophones de souche – comme on peut le constater quotidiennement - un avantage décisif dans la communication internationale. Elle affaiblit du même coup la pertinence, la fluidité, l’éloquence, la persuasion, l’efficacité, le talent, les nuances essentielles du discours d’autrui, car s’il est déjà difficile d’exprimer dans sa propre langue un argumentaire de bonne qualité sur un sujet délicat, combien tragique est la position de celui qui doit participer à un débat dans lequel on lui interdit l’utilisation de son arme principale d’expression. C’est là un fait d’une évidence tellement criante qu’on a du mal à comprendre l’espèce de masochisme spirituellement et intellectuellement suicidaire qui pousse de nombreuses personnalités françaises à multiplier les sottises dans ce domaine. Je pense notamment à Bernard Kouchner (pour qui j’ai pourtant une grande sympathie) disant avec une infinie candeur, dans un livre publié en 2006 chez Robert Laffont, que « l’anglais est l’avenir de la francophonie ». Et il s’explique abondamment sur ce point en écrivant : « Après tout, même riche d’incomparables potentiels, la langue française n’est pas indispensable : le monde a bien vécu avant elle. Si elle devait céder la place, ce serait précisément à des langues mieux adaptées aux besoins réels et immédiats de ceux qui la délaisseraient ». Le plus frais émoulu des linguistes, sociolinguistes ou didacticiens des langues pourrait facilement réfuter des déclarations aussi maladroitement inspirées par un pragmatisme naïf. Il est stupéfiant qu’un Ministre qui a été en charge de la francophonie puisse camper sur des positions appelant purement et simplement à la décadence de l’objet dont on lui a confié la défense. Si la langue française devait « céder la place », comme le dit Kouchner, serait-ce un indice de modernité ou de décadence ?
R.M
Crise et éthos sont des mots grecs de signification complexe qui impliquent aussi un jugement sur ce dont on parle. Comment analysez-vous vous la crise actuelle, ses racines et ses conséquences pour l’Europe ? Nous nous demandons en Grèce si toute cette vague de crise ne vise pas à l’anéantissement de l’homme et à la privation de son droit de participer aux choses communes. Ce qui est mauvais n’est pas la pauvreté mais la marginalisation de l’homme dépouillé de sa dignité. Que faire aujourd’hui pour sauver cette dignité ?
J.C.
Je suis tout à fait d’accord avec vous pour déplorer ce que vous appelez « l’anéantissement de l’homme », brutalement privé de tous ses droits de participation démocratique à la gestion de la grande cité mondiale dans laquelle il vit. Ce constat n’est pas nouveau, mais il prend aujourd’hui une acuité intense en raison, précisément, de la mondialisation. Tous les malheurs de la Grèce, comme ceux de la France, de l’Espagne, de l’Italie, du Portugal etc. proviennent d’une sorte de tsunami financier qui a pris naissance aux antipodes, et dont les vagues dévastatrices, détruisent tout sur leur passage. Sans doute des fautes locales ont-elles favorisé la contamination, mais le mal s’est propagé comme une pandémie contre laquelle tous les efforts ont été et semblent rester vains. On est en train de découvrir que l’idéologie du capitalisme libéral aboutit à une « perversion du libéralisme en son contraire, à savoir l’ultra libéralisme qui se transforme plus que jamais en despotisme du capital sur le travail ». A cela plusieurs facteurs connus :
1. la mondialisation de l’économie financière et actionnariale échappe à tout contrôle, les états nationaux n’ayant aucune prise sur un capitalisme mondial non régulé ;
2. les pratiques commerciales internationales fonctionnent sur le principe du dumping[1] le plus déloyal et abusif dans la mesure où des pays exportent des marchandises à un prix inférieur à celui du pays importateur[2], ce qui entraîne la destruction du marché du travail local par les délocalisations et le développement d’un monopole économique accroissant, d’un côté, le chômage et la pauvreté ; de l’autre, l’exploitation sans contrôle ni limite du monde du travail ;
3. l’appareil de production est donc devenu un pur objet de profit à court terme, donc sans souci de développement à long terme et sans compassion possible pour le sort des salariés ;
4. l’équilibre ainsi rompu entre le capital et le travail engendre un endettement insoutenable poussant les Etats les plus fragiles au bord de la faillite ;
5. enfin « last but not least », de nouvelles formes de despotisme, notamment religieux, se mettent progressivement en place dans certains pays, comme antidotes à l’ultralibéralisme considéré – et sur ce point même un agnostique ou un athée risque d’être d’accord sur l’analyse – comme la plus diabolique des évolutions culturelles dans la mesure où comme vous le dites justement, elle vise à l’anéantissement de l’homme et à la privation de sa dignité.
Vous me demandez ce qu’il faut faire pour sauver cette dignité. Je vous avoue que je suis aussi désarmé que vous pour répondre à une telle question. Essayons toutefois :
- A l’échelle morale, me fondant sur un passage de l’Autocritique d’Edgar Morin, je dirais que le devoir de tout individu est de rester lucide. Nous vivons dans un monde où la conscience morale est pratiquement chloroformée par une actualité qui ne nous laisse plus le temps de réfléchir. Les crises successives entraînent des changements rapides, immédiats, destructeurs de notre cosmos culturel. D’où des résistances, des révoltes, des abandons, des replis identitaires, des revendications conservatrices, des nostalgies, des remords, des haines nouvelles. On cherche des coupables et on les trouve facilement. Qui a commis la faute ? Qui est responsable du crime ? Comment aurait-on pu éviter ceci ou cela ? Toutes ces interrogations sont parfaitement légitimes mais ne conduisent qu’à un sentiment d’impuissance. Lisez ce petit passage emprunté à Edgar Morin. Je crois qu’il est éclairant :
« Les Grecs avaient raison : il n’y a pas de méchants, il n’y a que des ignorants. Ce n’est pas nier la méchanceté en tant qu’instinct, pulsion aigreur de conscience (je les connais, je les sens en moi-même), c’est seulement juger les autres sur le plan de l’erreur et de la vérité, et de cette erreur permanente qu’est la vérité incomplète. Nous sommes à un tel point intoxiqués de moralisme qu’à lire tous nos auteurs (traitant de libéralisme et d’ultra-libéralisme[3]) l’erreur n’existe pas. C’est une faute, c’est un crime. En réalité les crimes de la conscience sont des faiblesses de l’esprit avant tout. Les crimes les plus affreux de l’histoire sont les produits de l’imbécillité humaine »[4].
Ce devoir de lucidité nous conduit précisément à la dignité dont vous rêvez et je crois que le plus beau texte que je puisse citer ici pour tenter d’esquisser une réponse acceptable à votre question ; c’est le fragment 397 des Pensées de Pascal :
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale. Roseau pensant. — Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai pas davantage en possédant des terres : par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends ».
-A l’échelle de la Grèce entière, mes compétences sont proches du néant. Se replier sur une politique nationaliste serait probablement dangereux et même absurde. « Débrancher » aujourd’hui l’économie grecque de l’économie mondiale – comme certains de vos compatriotes l’envisagent déjà - n’est certainement pas la voie à suivre. Une solution viable réside certainement dans une régulation politique internationale mais c’est là une question qui ne relève plus de ma compétence. Il faudra, pour la mettre en application, triompher de l’égoïsme, du nationalisme, du communautarisme, de l’extrémisme, du fanatisme, du racisme, de la xénophobie, du mercantilisme, du choc des cultures et des civilisations, de l’esprit de vengeance érigé en nouveau patriotisme, du prosélytisme, du conformisme..etc. donc de tous les embrigadements, de tous les fantasmes,
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R.M
Vous êtes un vrai Méditerranéen M. Cortès avec des racines aussi bien françaises qu’africaines. Quels sont les éléments qui constituent l’identité de la Méditerranée ? Existe-il une identité et quelle pourrait être la vision la plus idéale concernant le rôle de la Méditerranée dans le monde d’aujourd’hui ?
J.C
Je vous remercie de voir en moi « un vrai Méditerranéen », encore que je ne sache pas clairement ce que cette identité recèle de force et de faiblesse. Un homme du Sud, c’est vrai, se sent toujours un peu étranger devant la logique du nord. Dans tous les postes que j’ai occupés depuis l’exode qui, en 1962, m’a fait quitter ma terre natale, j’ai parfois éprouvé quelques difficultés de compréhension avec mes collègues et compatriotes du nord. On dit le Méditerranéen volontiers bavard, extraverti, hâbleur, léger, superficiel, jouisseur, voire tricheur, combinard et profiteur, j’en passe D’où, mais très implicitement, une certaine forme de condamnation globale pouvant, il est vrai, être accompagnée de circonstances atténuantes pour raison de jeunesse, d’immaturité et d’inculture. Entre Sartre, l’homme du Nord, et Camus, le Méditerranéen, la relation amicale n’excluait pas un jugement subtilement méprisant du Nordique pour le Sudiste. « On ne pouvait pas pousser très loin sur le plan intellectuel parce qu’il s’effrayait très vite – dit Sartre en parlant de Camus - ; en fait, il avait un côté petit voyou d’Alger, très truand, très marrant…on s’amusait bien ensemble, il avait une langue très verte et moi aussi, d’ailleurs on racontait des cochonneries et sa femme et Simone de Beauvoir feignaient d’être scandalisées ». Ce type de jugement est un classique. Il établit, on le voit, un ordre hiérarchique indulgemment mâtiné (mais ce n’est qu’une apparence) de condamnation morale.
Les éléments constitutifs de l’identité méditerranéenne sont évidemment difficiles à établir. Il n’existe pas d’homme du nord et d’homme du sud types mais je suivrais assez le très méditerranéen Edgar Morin quand il écrit dans un livre récent : « que m’a appris ma famille ? Elle m’a appris la Méditerranée, le goût pour l’huile d’olive, l’aubergine, le riz-haricots blancs, les boulettes d’agneau aromatisée, les rougets, les feuilletés au fromage. Toutes ces substances et ingrédients incorporés par mes ancêtres en Espagne, en Toscane, à Salonique sont devenus mes nourritures matricielles à Paris, où je suis né et ai grandi ». Je reprendrais volontiers cette série d’aliments savoureux que je connais bien, mais j’en ajouterais une foule d’autres que mon contact avec les gastronomies arabe, espagnole, juive,maltaise et italienne d’Algérie m’ont fait découvrir et aimer passionnément. Il y a une culture méditerranéenne de l’échange, une manière de vivre, comme dirait encore Morin, « prosaïquement et poétiquement » et je souscris volontiers à ce petit texte où il écrit : « Comme la prose tend à envahir nos vies, n’est-il pas la mission de la pensée du Sud que de rappeler le caractère essentiel de la poésie du vivre ? D’autant plus qu’il y a des arts de vivre au Sud, art de vivre sur la place publique, art de vivre extroverti, art de vivre dans la communication, art de vivre qui comporte l’hospitalité, art de vivre qui maintient les qualités poétiques de la vie »[5] .
On pourrait évidemment pousser l’analyse plus loin sur le plan philosophique, mais ce serait décidément donner à ces confidences une allure dyonisienne et nietzschéenne tout à fait inadéquate au projet amical de votre questionnaire. Bornons-nous à dire, avec Michel Onfray, que l’idéal méditerranéen auquel vous songez est certainement de vivre intensément le monde pour mieux le penser, plutôt que de tenter de le penser pour oublier de le vivre. En d’autres termes, pour un Méditerranéen, les concepts valent moins que l’émotion, la sensation, la perception, ou, si vous préférez, la poésie du monde compte plus que le discours et toutes les théories tenues sur le monde.[6]
R.M
Nous croyons qu’un nouveau type de racisme envers les nations apparaît. Un racisme contre ce que les pays et les civilisations ont vraiment offert. Ce racisme idiotypique nous le découvrons dans la manière dont les mass-media esquissent le profil du peuple grec alors que ce peuple s’est battu contre l’idée de fascisme pendant les guerres mondiales par une résistance coordonnée. Qu’est-ce que vous en pensez ?
J.C
Je comprends votre émotion mais je ne pense pas qu’un quelconque racisme s’exerce actuellement contre le peuple grec qui occupe, dans le cœur de tous les Européens une place considérable. La Grèce est notre patrie commune. Tout commence avec elle. Notre langue est grecque à 80%. Notre manière de penser, notre mythologie, notre littérature, notre spiritualité, notre passé, nos jeux olympiques, nos concepts linguistiques, nos postulats, notre médecine et jusqu’à notre complexe d’Œdipe sont grecs. Aucune culture au monde n’est à ce point imprégnée dans la pensée et la philosophie occidentales en général, françaises en particulier, que la culture grecque. Faut-il vous rappeler – ne serait-ce que pour vous faire sourire – ce passage des Femmes savantes de Molière :
"Il a des vieux auteurs la pleine intelligence,
Et sait du grec, Madame, autant qu\"homme de France.
Du grec, ô Ciel! du grec! Il sait du grec, ma sœur!
Ah, ma nièce, du grec!– Du grec! quelle douceur!
Quoi, Monsieur sait du grec? Ah permettez, de grâce
Que pour l\"amour du grec, Monsieur, on vous embrasse." [7]
Vous ne devez pas faire l’amalgame entre les problèmes que posent à la Grèce le libéralisme et l’ultra-libéralisme actuels. Tous les pays souffrent actuellement des mêmes maux et doivent donc s’unir pour en venir à bout. Mais l’idée de racisme n’a aucun sens. On ne peut être raciste à l’égard d’une mère spirituelle aussi passionnément aimée que la Grèce.
R.M
Quelles sont les relations entre le peuple hellénique et le peuple français ?
J.C.
Je viens de vous le dire, et je ne puis que me répéter ici : la France aime la Grèce d’amour. Je me demande même – mais j’espère que vous me démentirez – si la France n’aime pas plus la Grèce que la Grèce ne l’aime. Pour ce qui me concerne, je conserve de votre pays des images multiples, e tout particulièrement de Thessalonique et les trois doigts de la Chalcidique où j’ai découvert les plus beaux paysages marins du monde.
[1] Le dumping désigne, entre autres, des pratiques commerciales contraires à l’esprit de concurrence
[2] Les acquis sociaux empêchent la flexibilité du marché de l’emploi et favorisent les délocalisations.
[3] Ces deux termes ont été substitués par moi à ceux de Morin qui étaient le communisme et l’anti-communisme
[4] Autocritique, Seuil, Paris, 1970, p.184
[5] In revue Synergies monde méditerranéen n°1, p. 45, GERFLINT, 2010
[6] Tout ce passage est inspiré de Michel Onfray dans la magnifique ouvrage qu’il vient de publier sur Camus : L’Ordre libertaire, la vie philosophique d’Albert Camus, Flammarion, 2012, P.208